Les jeux sanglants de la pacification américaine

 


Le carnage de Falloudja est l’expression manifeste de l’illusion démocratique américaine et d’un regard «occidental» (1) cruellement anti-arabe.

Au-delà des chiffres et de la gymnastique lexicale, les choses restent marquées par une logique belliciste mettant le monde entre parenthèses.

La lecture des idéologues attitrés de la Maison Blanche (Brzinski, Bernard Lewis, Huntington et Fukuyama) permet de saisir les jeux cyniques d’un combat mené au nom d’une singulière civilisation «occidentale» drapée d’une unilatérale et virtuelle civilisation, éliminant les autres civilisations considérées comme étrangères et différentes, donc tout simplement étranges et barbares. Ce n’est nullement surprenant de voir les soldats américains torturer systématiquement des Irakiens ou achever le plus normalement du monde des blessés hagards qui savaient que leur sort était déjà scellé. Pour tout le monde dit «libre» et «civilisé», ce ne sont que des bavures et des cas isolés exigeant des enquêtes contribuant à la difficile entreprise de sauver l’image d’un Occident et d’une Amérique déjà ternie par tant d’opprobre et de cruauté.

 

Quand un Irakien commet réellement une erreur, toute la presse occidentale, et les dirigeants arabes (2) trop nourris de la peur d’éventuelles représailles, expose ce fait isolé comme la nature réelle de l’Arabe et du Musulman. Frantz Fanon parlait ainsi de ce type de situations: «Dans une guerre de libération, le peuple colonisé doit gagner, mais il doit le faire proprement sans «barbarie». Le peuple européen qui torture est un peuple déchu, traître à son histoire. Le peuple sous-développé qui torture assure sa nature, fait son travail de peuple sous-développé. Le peuple sous-développé est obligé, s’il ne veut pas être normalement condamné par les ‘Nations Occidentales’ de pratiquer le fair-play, tandis que son adversaire s’aventure, la conscience en paix, dans la découverte illimitée de nouveaux moyens de terreur».

Faire exploser des corps en les bombardant, c'est démocratique! Mais couper la tête, c'est super barbare! plus encore, c'est MUSULMAN

 

 Ainsi, la torture, le huis clos tragique de Falloudja et l’achèvement cruel des blessés qui ne sont nullement des cas isolés, mais participent d’une logique mettant en avant l’hypothèse d’un inéluctable «choc des civilisations». Cette illusoire guerre paradoxalement alimentée par les forces extrémistes des deux camps ne sert finalement que les grands complexes militaro-industriels. Dans le monde musulman et occidental, existent des forces qui combattent cette idée dangereusement ancrée dans de larges territoires idéologiques. Aujourd’hui, le discours anti-occidental, surtout avec les crimes commis en Palestine et les milliers de maisons détruites et le carnage irakien, domine dans tous les pays arabes, ce qui risquerait de permettre la naissance d’une résistance collective et d’un nationalisme arabe et islamique d’un autre type, mettant en oeuvre une certaine forme de guérilla originale pouvant balayer de nombreux gouvernements locaux et radicaliser fortement les choses.

Falloudja pouvait constituer une victoire militaire américaine (armée fortement armée s’attaquant à toute une ville), mais une profonde défaite symbolique. Jamais peut-être un acte militaire n’a fait autant l’unanimité des populations arabes sympathisant avec les victimes d’une ville martyre, marquant fortement l’imaginaire encore frustré des défaites de 1948 et de 1967. Les foules arabes, qui ne portent pas dans leur coeur leurs dirigeants considérés comme manquant de courage et défendant égoïstement leurs privilèges, ne semblent pas près de céder au discours «occidental» même si leurs dirigeants essaient de bien se faire voir par un Occident et une Amérique trop méprisants et trop arrogants.

 
ISHA YA AKHI! Bush et Sharon sont déjà dans ta maison!


On annonce la réunion au Maroc, un pays qui détient le record des assassinats politiques, à commencer par celui de Mehdi Ben Barka, sur le Grand Moyen-Orient et en Egypte d’une rencontre sur l’Irak, toutes les deux sur injonction américaine. L’absence d’indépendance des dirigeants arabes à l’égard de l’Occident s’expliquerait par un déficit de légitimité et un flagrant manque de culture d’Etat.

 

Le cinéma du G8 exposant des chefs d’Etat arabes aux côtés des puissants chefs du monde est symptomatique d’une culture lacunaire lisant le monde et leur société selon le prisme de l’Autre, distributeur de bons et de mauvais points comme si l’Occident seul pouvait régenter l’univers selon son humeur et ses intérêts, en distinguant ce qu’il nomme les «axes» du bien et du mal.

 

Les responsables arabes qui n’arrêtent pas de voir des conflits partout reproduisent ces derniers temps les mots «démocratie» et «réforme» à l’envi, à tel point qu’ils ont perdu leur sens originel. Ce glissement sémantique de termes trop usités est le résultat d’une entreprise de neutralisation et de mise à mort des éléments essentiels composant ces réalisés lexicales, façonnées par le maladif désir de satisfaire l’Autre.

 

La question de l’altérité est vécue par les pouvoirs arabes comme une sorte de singerie et une tragique propension à gagner l’onction de l’Autre. Le chef arabe, éloigné de ses populations et manquant dramatiquement de légitimité populaire, va faire dans la surenchère en montrant qu’il est le plus proche des idées défendues par l’«Occident» restreint à l’Amérique. Le bouillant Kaddafi, qui a déstructuré la société libyenne, donne à voir une image pitoyable en cherchant à se donner une gueule de «bon» élève.

 

Il n’y a pas si longtemps, l’Occident le maudissait en brossant de lui un portrait satanique. Il est subitement blanchi par les mêmes hommes qui trouvaient en Yasser Arafat un «terroriste» sans définir le terme (3).

 

A aucun moment, nous n’avons assisté à une définition d’un terme aussi ambigu et aussi que le mot «terrorisme» flou accolé par le plus fort aux mouvements et aux hommes qui le combattent. Ce lexème a connu d’extraordinaires métamorphoses et d’indéniables mues depuis des siècles comme d’ailleurs le terme «démocratie» qui a permis la mise en oeuvre des espaces fascistes et nazis (4).

 Aujourd’hui, à la lumière des réalités tragiques du monde, le terme «démocratie» pourrait devenir suspect surtout si on analyse le discours des nouveaux faucons sur la démocratie réduite à la portion congrue d’assujettissement à la loi occidentale. Ainsi, le Chili d’Allende a fini tragiquement, des présidents démocratiquement élus, Arafat et Chavez, se voient traités de tous les noms. Le jeu est clair. D’ailleurs, l’actuel secrétaire d’Etat à la Défense est tout à fait clair sur le type de démocratie à installer:

 

«Washington refusera de reconnaître un régime islamique en Irak même si c’était le désir de la majorité des Irakiens, et s’il reflétait le résultat des urnes». Tout est dit. Les élections considérées comme partie importante de l’entreprise démocratique deviennent un véritable leurre, un simulacre que, d’ailleurs, ont vite compris les éventuels clients de l’urne censée représentative de l’opinion générale. L’objectif est d’imposer des hommes-liges comme Karzaï ou Iyad Allaoui qui n’existent que grâce à la présence américaine.

 

 

Tout le monde sait que les prochaines élections en Irak ne seront ni propres ni honnêtes, mais tenteront de mettre en oeuvre une certaine illusion démocratique légitimant faussement une occupation trop marquée par de cruelles atrocités. L’Irak est devenu la mauvaise conscience de l’actuelle administration trop obnubilée par ses «faits d’armes» poussant des centaines de milliers d’Irakiens à vivre la douleur de l’exil et la souffrance des sans-abri. Ce que semblent comprendre certains dirigeants et penseurs américains, c’est que le mythe d’une Amérique quelque peu amoureuse de la liberté vient de voler définitivement en éclats. Arthur Schlesinger souligne ce fait: «La vague mondiale de sympathie qui avait déferlé sur les Etas-Unis après le 11 septembre 2001 a cédé la place à une vague mondiale de haine devant l’arrogance et le militarisme américains».

 Cette situation a permis de dévoiler d’extraordinaires dévoiements de la pratique démocratique, décrédibilisée et désormais contestée. Avant l’invasion de l’Irak, les opinions publiques européennes et asiatiques (Japon et Corée du Sud) n’ont pas réussi à influer sur les décisions de leurs gouvernements (notamment la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne (5). Ce qui explique la fragilité du jeu démocratique. Une fois élus, les gouvernements tournent ainsi le dos à leurs «électeurs». Ce qui pose sérieusement la question de la citoyenneté, finalement absente des débats et de la réalité politique «occidentale» réfutant catégoriquement cette obsessionnelle référence à une mythique genèse grecque. L’Europe, qui n’a connu la Grèce qu’au 13e siècle grâce aux Arabes, a finalement inventé sa Grèce, taillée sur mesure.

La démocratie est ainsi drapée d’oripeaux empreints du sceau de l’idéologie dominante et des intérêts en jeu, ceux des puissances économiques et financières. Quand il s’agit d’affaires en jeu, il est pardonnable de faire abstraction de la question démocratique qui n’apparaît que pour servir de paravent à des entreprises de discrédit de pays peu ouverts aux desiderata des grandes entreprises multinationales qui gouvernent le monde.

 

La démocratie est sacrifiée sur l’autel du sacro-saint marché qui menace l’Etat démocratique et lui retire certaines de ses prérogatives tout en restreignant son champ de souveraineté et en l’assujetissant à la logique des puissances financières. L’électeur perd ainsi sa voix et sa légitimité et se retrouve dépourvu de toute possibilité de parole libre. Ce n’est pas sans raison que le grand journal économique, Wall Street Journal, qu’on ne peut soupçonner de mollesse libérale, dresse ce sévère constat: «Bien que non élus, anonymes et souvent non américains, les gros investisseurs détiennent désormais un pouvoir sans précédent - peut-être même un droit de veto - sur la politique économique des Etats-Unis». Le piège se referme ainsi sur le mythe démocratique trop marqué par des rides anticipées et les nombreuses ambiguïtés caractérisant son territoire dual. Les rêves originels subissent de profondes blessures que le «temps disciplinaire», pour reprendre la belle formule de Michel Foucault, n’arrive pas encore à panser. Ainsi, l’invasion de l’Irak est surtout dictée par des contingences économiques et culturelles.

 Le discours sur la construction d’un Etat démocratique relève tout simplement de la propagande et du prêt-à-porter politique permettant de justifier une telle occupation. La presse américaine allait suppléer le discours officiel (6). Les médias, considérés comme le vecteur essentiel des libertés élémentaires, se mobilisent comme de vrais soldats dans un combat qui semble perdu d’avance par l’illusion démocratique. Toute illusion est porteuse de vide. C’est vrai que l’argent finit par acheter les grands groupes de presse, malgré la résistance de certains Etats pendant une relative longue durée, qui avaient, à l’époque, la possibilité de mettre en oeuvre des lois empêchant tout regroupement d’organes de presse. Noam Chomsky reprenait dans un article publié dans Le Monde Diplomatique d’août 2003 les propos de la directrice du bulletin of Atomie Scientist: «La plupart des preuves agitées (avant l’invasion de l’Irak) ne pouvaient que provoquer l’hilarité générale, mais plus elles étaient ridicules, plus les médias s’évertuaient à présenter comme une marque de patriotisme notre disposition à les gober». La presse devenait une machine de guerre qui a longtemps justifié une occupation injuste et inhumaine, ne se posant nullement des questions sur la tragédie vécue par les Irakiens et les habitants de Falloudja et d’autres localités constamment visés par des bombardements aériens usant d’armes trop peu conventionnelles provoquant d’extraordinaires séquelles. Parler d’élections démocratiques dans un pays détruit, c’est fausser volontairement le débat. Alexis de Tocqueville ne disait-il pas que la misère morale et politique rendait le gouvernant illégitime. Ainsi, se pose fortement la question de la légitimité qui devrait voir sa définition revisitée et réadaptée aux nouvelles réalités sociologiques et politiques. (7)

 

Les dernières images du soldat américain achevant un Irakien vont être discutées pendant un certain temps dans les médias, mais il est évident qu’on chercherait à neutraliser leur sens profond en insistant sur le «caractère isolé» d’un acte commis à huis clos dans une ville où on a exclu les journalistes et toute présence jugée suspecte, même les sauveteurs du Croissant-Rouge irakien étaient interdits d’entreprendre leur mission de témoignage et de sauvetage possible des blessés. Après la torture dans les prisons irakiennes et afghanes, l’achèvement des blessés et des incidents suspects faussement attribués à la résistance, la démocratie de l’administration Bush risque d’accoucher d’élections aussi honnêtes et propres que ces bombardements trop ciblés.

 

Notes

 

1. Nous considérons que la notion d’Occident reste floue et ambiguë, malgré les efforts considérables que font les «faucons» pour imposer une définition univoque et trop peu opératoire si on considère les oppositions qui se manifestent en Europe et à un degré moindre aux Etats-Unis. Certes, les forces conservatrices et fascisantes dominent dans un certain nombre de pays. L’épisode turc (réactions trop marquées idéologiquement contre son adhésion à l’Union européenne) a été un révélateur des forces travaillées par des contingences historiques et religieuses. Toutes les réactions (altermondialisation, anti-mondialisation...) participent de ce discours en évolution constante réfutant l’idée de «choc des civilisations».

2. Il faut suivre les émissions de la chaîne saoudienne «El Arabiya» qui reproduit un vocabulaire et des images, prétendument neutres, tirés des espaces propagandistes américains. C’est vrai que les régimes du Golfe, craignant pour leurs privilèges, s’éloignent fortement de leurs populations. Malgré la dure répression des autorités saoudiennes, 26 intellectuels se sont mobilisés contre la tragique situation subie par les populations irakiennes. Ce qui a poussé le gouvernement de Riad a faire appel à son mufti officiel de service pour désavouer les cheikhs indépendants. Un militant des droits de l’homme est toujours en prison à Bahrein. Au Koweit comme en Arabie Saoudite, l’esclavagisme a toujours droit de cité.

Le silence complice de tous les régimes arabes montre l’immaturité des pouvoirs en place trop peu séduits par les jeux démocratiques.

 

3. Ce qui est malheureux, c’est que de nombreux dirigeants arabes ont repris cette accusation de «terroriste» accolée à Yasser Arafat et aux résistants irakiens.

 

4. D’ailleurs, d’autres mots utilisés pendant la colonisation se retrouvent réemployés, notamment en Irak, par Rumsfeld et même par les «dirigeants» du «gouvernement» provisoire irakien: «mission civilisatrice», «barbarie», «sauvagerie», «purification»..., termes très connotés idéologiquement et culturellement.

5. Les socialistes espagnols étaient contre la participation des troupes de leur pays bien avant les élections qui ont permis leur victoire et le retrait des forces espagnoles d’Irak.

 

6. Même la presse européenne minore et péjore les réalités provenant du monde arabe et de l’ère musulmane. La couverture des événements en Irak et en Palestine confirme cette réalité trop biaisée et reprend cette image de l’Arabe bon à tuer de «L’Etranger» de Camus.

 

7. L’exclusion et le non-droit caractérisent les relations internationales trop soumises au diktat des grandes puissances, elles-mêmes otages des oligarchies économiques et financières. Les manifestations de Seattle, de Gênes et à l’occasion des différentes réunions du G8, d’organisations et d’intellectuels contre la mondialisation constituent une réaction de défense contre un processus qui va encore creuser davantage le fossé des inégalités et consolider le non-droit.

 

Aujourd’hui, on se met un peu partout en Europe à parler de «démocratie participative» qui se substituerait à la démocratie «par délégation» devenue impuissante et peu opératoire. Cette manière de faire viserait à redonner au peuple la possibilité d’édicter les lois, chose qu’il a perdue sous les pressions continues du capital.

 

 

 

Par Ahmed Chenik, Source : www.quotidiendoran.com

N.B. J'ai illustré les porpos avec des images provenant de journalistes et caricaturistes arabes.